La Tombe, les feuilles

©bsbxlphoto

Les feuilles mortes crissent sous les pas d’Aline. L’allée qu’elle a prise est longue, suffisamment pour que son cœur ait le temps de peser de tout son poids dans sa poitrine. C’est la première fois que l’automne l’accable autant et elle déteste cette sensation. C’est sa saison préférée pourtant, une jolie période où le soleil projette son ombre devant elle sur les pavés de la rue. La musique de l’humus qui rythme les balades en s’accrochant aux semelles a les sonorités de la mélancolie. C’est une époque propice à la mémoire et au passé. Le cycle de la vie se déploie face au monde, ramenant à la mortalité des choses, enjoignant à profiter de la furtivité de l’existence. Aline trouve même que l’air est plus respirable à ce moment de l’année. Mais cette année, c’est différent et rien ne sera plus jamais comme avant. Ses pensées se mettent à tournebouler dans sa tête et ça l’agace. Elle aimerait mettre celles-ci sur pause le temps d’un instant. Une lourde goutte tombe sur sa bottine en cuir en résonnant. Elle avance sa paume devant elle avant de constater qu’il ne s’agit pas de la pluie à laquelle elle s’attendait. Son cœur est un pénible nuage. Elle soupire et des volutes de vapeurs s’échappent de sa bouche. Près d’elle, le vent sec secoue un arbre qui se dépare de sa rousse chevelure avec pudeur et majesté. Quelques marrons, parfois encore à moitié dans leurs bogues, roulent en rebondissant sur le chemin sinueux. Elle va s’asseoir sur l’un des bancs vermoulus qui bordent les allées. Elle veut prendre le temps d’un répit, histoire de se préparer un peu et de contenir l’eau au bord de ses yeux. La bise automnale a rosi ses joues ainsi que le bout de son nez. Elle s’engonce dans sa veste trop légère pour la saison. Elle aurait dû mettre son duffelcoat. Il est plus chaud et il sied mieux aux premiers frimas. Pendant une seconde, elle sourit malgré tout de contentement. Cela fait des années que l’été indien se prolonge au-delà de la mi-novembre. Le retour d’un climat normal l’apaise donc, la rassure même. Il y a peut-être encore un peu d’espoir pour l’humanité. Elle a besoin de repères fiables pour affronter la vie, surtout en ce moment. Ce n’est pas une fatalité, c’est son tempérament, c’est comme ça et elle a abandonné l’idée de changer cette partie de son caractère. Certains peuvent y voir le poids de la maladie mentale et elle ne sait que trop ce que les gens pensent des troubles obsessionnels compulsifs. La faute est à mettre sur les caricatures exagérées qui pullulent dans les séries. Si seulement ils prenaient le temps de regarder au-delà des clichés, elle enragerait moins. 

Une feuille vient atterrir sur ses genoux et la sort de ses pensées. Elle est jolie, presque parfaite, si ce n’est le trou en haut à gauche de son apex. Sa couleur orangeâtre s’accorde à des veinures lie-de-vin. Une de ses amies les collectionne. Elle a d’ailleurs chez elle un magnifique mur tapissé de toutes celles qu’elle a ramassées au fur et à mesure des années. Cela confère une ambiance féerique à son salon, surtout qu’elle a ajouté des guirlandes lumineuses tout autour. Aline lui piquerait bien le concept, mais elle ne veut pas donner l’impression de se l’approprier. Elle a peur de passer pour quelqu’un qui manque de personnalité aux yeux des autres. Machinalement, elle s’est mise à balancer des pieds en les faisant glisser sur le sol battu, soulevant ainsi un peu de poussière. Si elle pouvait balayer ses idées noires de la même façon… mais non, elle n’a d’autre choix que de les subir en boucle et ça la frustre.

Son téléphone vibre dans sa poche. Un message de Quentin s’affiche sur l’écran : « bientôt là ? ». Le coin de sa bouche se tord vers sa joue gauche. Elle frotte trois fois l’arête de son nez du bout de l’index. Une pensée magique lui vient : si elle attend qu’une autre feuille tombe devant elle pour poursuivre son chemin, tout ira bien. Et elle ne refuserait pas de l’aide pour retrouver un peu de courage. Elle penche la tête en arrière et hume l’air délicat. Le ciel l’aveugle presque de sa grisaille éblouissante. Elle sort un petit miroir de son sac. Ses yeux sont rouges et un peu gonflés. Elle espère secrètement que les gens penseront que c’est la faute du vent. Au pire, elle dira que ce sont ses allergies ou un léger rhume. Elle inspecte l’un de ses iris afin de vérifier les deux menues taches noires près de sa pupille. Elle a beau les connaitre, elle oublie souvent de quel côté elles se trouvent. Elles sont toujours là. C’est sa particularité à elle et elle la chérit d’autant plus qu’elle n’a rencontré personne d’autre possédant ce trait physique.

La petite voix dans sa tête, celle qui appelle à la raison en lui signifiant qu’elle ne cherche qu’à repousser l’échéance, la dérange. Elle voudrait la chasser d’un bon gros coup de balai psychique. Elle souhaiterait pouvoir faire des caprices comme un enfant et se rouler par terre en tapant des poings : « Je veux pas y aller, non, non, non ! ». Ce n’est pas juste. Elle serre les dents, amère. Ses maxillaires lui font mal tellement elle y va fort. Les larmes redoutées reviennent brouiller sa vision. Son menton tremble à force de s’imposer de les retenir. Elle sent les hoquets de chagrin monter dans sa gorge. Elle sait que si elle laisse faire, elle va gémir bruyamment. Elle ne veut pas. Même s’il n’y a personne autour d’elle pour l’écouter, même si ce ne serait pas si grave. Mais elle n’arrive jamais à s’abandonner totalement à ses émois, surtout ceux considérés comme négatifs. À force de s’entendre répéter qu’elle devait se contenir, elle a enchainé son émotivité d’avant dans une cage au fond de son cœur et ça lui joue des tours. C’est pénible. Un jour, elle va finir par exploser et ce sera au mauvais moment, au mauvais endroit et pour de mauvaises raisons. Elle s’étrangle soudain dans des pleurs qu’elle tente de faire disparaitre en les frottant de ses poings. Elle remarque aussitôt les coulées de mascara sur ses doigts. Elle se mord les lèvres de culpabilité. Elle n’a pas de mouchoirs avec elle. Elle les a oubliés sur la commode de l’entrée, malgré le post-it qu’elle avait placardé sur sa porte et qui lui dressait la liste de tout ce qu’elle devait prendre. Pourtant, elle est retournée à plusieurs reprises ouvrir et fermer l’appartement avant d’arriver à partir. Treize fois, exactement. Rien que d’y penser, elle sent l’anxiété habituelle qui monte. Ça l’oppresse. Elle tente de retrouver de l’assurance. D’abord, cesser de pleurer. Elle sort à nouveau son miroir et efface les coulées noires sous ses cernes pour se rendre compte après de sa bêtise. Elle est une cascade de catastrophe. Tant pis, elle frotte ses doigts sur son pantalon pour faire disparaitre les dégâts. Il est anthracite, cela ne se verra pas. Il n’y aura qu’elle qui le saura. Elle aurait dû faire comme Isabelle, l’autre jour, à l’hôpital, et mettre des lunettes aux verres fumés pour cacher sa douleur. Elle y pensera la prochaine fois… Elle frissonne à cette idée funeste. Elle ne veut pas de prochaine fois. Jamais. Elle renifle avec férocité avant que le flot de la tristesse ne la submerge à nouveau. Si elle pouvait donner forme à sa peine, celle-ci ressemblerait à de grosses et fortes vagues s’échouant contre des rochers coupants. L’image est dramatique et ça lui plait. 

Elle entend le craquement d’une branche. Une feuille morte vient s’emmêler dans ses cheveux auburn. C’est son signal qu’il est l’heure d’y aller. Le ciel s’est plombé de nuages cotonneux et lugubres. Cela ne présage rien de bon pour la fin de la journée, ça la rend encore plus morose. Aline se demande parfois si c’est le temps qui influence les humeurs ou l’inverse. Si c’était la deuxième option, elle n’est pas sûre qu’elle apprécierait d’avoir ce pouvoir. Elle retire le feuillage de sa crinière bouclée. Au contraire de celle de tout à l’heure, elle est un peu verte sur le pourtour, mais jaune en son centre. Elle a encore son pétiole. Vert, j’espère… Mais elle ne peut espérer changer la réalité, elle doit se faire à cette fatalité qu’elle refuse pourtant de toutes ses forces. Elle fait vibrer la tige de son trésor sous son pouce et son index afin de faire danser ce petit bout de nature. Elle va le garder avec elle jusqu’à ce qu’elle arrive à destination, ce sera son doudou, son fier bouclier jusqu’au bout du sentier. L’expression prendre son courage à deux mains lui parait si étrange. Elle a plutôt l’impression que c’est un sac qu’il faut enfiler sur son dos et emplir de plein d’outils sélectionnés avec le plus grand soin. La symphonie du Nouveau Monde s’échappe de sa veste. Elle se sent très gênée de briser le silence sacré d’un pareil endroit. Elle décroche pour répondre qu’elle arrive, qu’elle est presque là. À l’autre bout du fil, Quentin lui demande de quand même se dépêcher. Aline le prend mal, elle qui met un point d’honneur à toujours être ponctuelle. Mais elle doit bien avouer qu’il faut qu’elle se presse légèrement. Elle n’en a pas envie. Ce qu’elle veut c’est fuir, ailleurs, dans un monde parallèle. Un monde où c’est elle qui décide de ce qui est vrai ou non.

Elle parvient finalement dans l’allée numéro 4. Elle aurait préféré que le chiffre soit 0, 3, 6 ou 9. De loin, elle voit des têtes connues, d’autres un peu moins, des amis proches et moins proches, peut-être même des gens qui la reconnaitront, mais dont elle n’aura aucun souvenir. Quentin la salue d’un geste dès qu’il la repère. Karim est avec lui. Rien que de les apercevoir, elle a du mal à ne pas s’effondrer, là, sur le sol humide. Ça lui cause trop de douleur d’être présente dans cette vérité-ci. Karim vient à sa rencontre. Il lui fait la bise, lui prend la main sans rien dire et l’entraine avec lui vers l’assemblée. Tout le monde parle bas. C’est la même ambiance qu’à l’hôpital. Harriette apparait au milieu de l’assistance. Elle est accompagnée du père d’Aline. Elle a l’air minuscule à côté de ce géant. Celui-ci tient quelques papiers froissés. Aline regrette de n’avoir rien écrit, mais elle n’aurait sûrement pas tenu le coup s’il avait fallu qu’elle parle devant tout ce public. Elle laisse à autrui le soin des discours. 

Naturellement, Quentin, Karim et elle sont allés se poser près d’Harriette. Aline l’entoure d’un bras bienveillant. Elle ne sait pas quoi faire d’autre. Elle se demande si celle-ci est toujours amoureuse de Pierre. C’est difficile à dire après toutes ces années. Elle était toute petite quand ils se sont séparés. Mais Harriette le voyait encore souvent, surtout après la mort de la compagne de celui-ci. Il ne restait plus qu’elle. Aline a un soudain élan de compassion qui risque de la faire sangloter. Mais personne autour d’elle ne pleure, alors elle se retient aussi, même si elle trouve cela perturbant. Les gens lui donnent l’impression de n’avoir aucune émotion quand de son côté elle souffre d’un trop plein de peine. Elle entend pour elle le rire rauque de Pierre et elle manque de l’imiter tout haut. Elle se rassure en se disant qu’il n’aurait pas aimé qu’on le pleure, de toute façon. 

Isabelle arrive au détour du chemin. Elle a mis les fameuses lunettes qui masquent son deuil. Elle s’arrête et elle attend. Toutes les têtes sont tournées dans sa direction, avec solennité. Certains ont porté leur poing sur le cœur en signe de respect. Le corbillard commence à descendre l’allée. Aline souffle. Pendant un instant, elle a oublié de respirer. Elle contemple les feuilles mortes qui se soulèvent dans une valse gracieuse. Elle lève la feuille-bouclier devant son visage pour la regarder une dernière fois. Elle décide de la laisser s’envoler dans l’après-midi qui tombe, comme un ultime cadeau pour son ami perdu.

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