
Je m’étais fait assez vite à mon job et j’avais sympathisé avec la plupart de mes collègues. Il nous arrivait souvent de nous rafraichir autour d’une bonne bière à la fin de notre service. L’estaminet du château était devenu mon quartier général du soir. Je restais aussi longtemps que Genny, hésitant régulièrement à lui demander si elle voulait que je la raccompagne. Malheureusement pour moi, Alexandre me devançait toujours. Ce gars, je l’avais pris en grippe dès le premier jour. Il travaillait à la carrière avec moi. Il avait un don pour appâter les foules et fanfaronnait tel un crâneur aussitôt que la moindre « gente dame » s’approchait de nos ateliers. Et puis, au contraire de tout le monde, il appelait Genny par son prénom entier : Geneviève, et en insistant tellement sur la première syllabe qu’on aurait dit qu’il disait « jeune vierge » à chaque fois. Geneviève ma grande par ci, ma douce Geneviève par là, et vas-y que je te fais des compliments saupoudrés de paternalisme et d’objectification ! Je n’ai peut-être pas l’air sous mes allures de gorille dégingandé, mais je suis plutôt du genre féministe. Avec ma timidité maladive, c’était difficile de le montrer à Genny. Dès que j’essayais de prendre sa défense face à l’autre lourdaud, je me perdais en galimatias pathétiques. Et puis, je ne crois pas qu’elle aurait eu besoin de moi pour l’envoyer paître, si elle l’avait voulu.
Hier, c’était l’anniversaire de Genny. On avait décidé avec les collègues de lui faire une surprise et de l’emmener dans son restaurant chinois préféré. Pour mon plus grand plaisir, j’étais assis à côté d’elle. Et encore mieux, comme on était quand même fort serrés autour de la table, mon genou n’arrêtait pas de frôler le sien. J’avais le palpitant qui se trémoussait comme celui d’un ado prépubère invité à la boum de son crush. Après le dessert, la serveuse nous a offert le café et le digestif, avec les fameux fortunes cookies. Ce niquedouille d’Alexandre a proposé qu’on divise la note. Au vu de ses goûts de luxe, je n’étais pas d’accord, surtout que j’avais prévu de couvrir l’addition de Genny. Je n’avais pas assez sur moi si on se pliait tous à son désir. J’ai craqué mon petit gâteau sans rien dire et je suis tombé sur cette foutue prédiction. Quand les autres ont remarqué que je devenais aussi blanc qu’un cul, ils ont lu les leurs pour voir. Ils avaient tous reçu des phrases bateaux, du style « un nouveau défi vous attend » ou « le passé est le passé, le futur est encore à venir ». Genny a posé sa main sur le melon qui me sert d’épaule et a appelé le patron pour demander des explications. Une véritable chevalière à la rescousse d’un pauvre paysan. Finalement, c’est mon addition qui a été offerte.
J’ai quand même eu un lot de consolation par après. En partant, elle s’est mise sur la pointe des pieds et a planté un baiser sur ma face toute rêche. Un vrai, pas cette bise joue contre joue qu’on fait rapidement le matin entre collègues pour se saluer. J’ai regardé son taxi s’éloigner et j’ai attendu qu’il ait tourné le coin de la rue pour faire un saut de joie digne de Gene Kelly, la pluie en moins. Cela a amusé quelques passants, mais je n’en avais rien à faire. Au vu de ce qui allait suivre le lendemain, j’aurais dû mieux profiter de cet instant hors du temps.
Au matin, j’ai décidé d’utiliser le coffret « peau parfaite » que ma sœur m’avait offert à Noël. Si l’expérience de la veille devait se réitérer, je voulais présenter à Genny un derme aussi doux que le duvet d’un fauconneau. Et peut-être que ça me donnerait le courage de lui demander d’aller boire un verre juste avec moi.